Aleš Debeljak (né en 1961)

A obtenu son diplôme de littérature comparée à l'université de Ljubljana et son doctorat de sociologie de la culture à l'université de Syracuse à New York.
Il a publié les recueils de poèmes suivants :
- Zamenjave, Zamenjave (Echanges, échanges, 1982)
- Imena Smrti (Noms de la mort, 1985) -Slovar Tisine (Dictionnaire de la mort, 1987)
- Minute Strahu (Minutes de la peur, 1990) ainsi que les livres d'essais :
- Melanholicne figure (Figures mélancoliques, 1988)
- Postmoderna sfinga (Sphinx post-moderne, 1989)
- Temno nebo amerike (Ciel sombre de l'Amérique, 1991, 1994)
- Pisma iz tujine (Lettres de l'étranger, 1993)
- Somrak idolov (Crépuscule des idoles, 1994)
Il a rédigé une anthologie d'histoires brèves américaines.
Ses livres sont traduits en serbo-croate, polonais, italien, allemand et anglais. Aux Etats-Unis, il a publié un recueil de poèmes Anxious moments (1994) et un essai Twilight oft he idols (1994).
Dans l'ex-Yougoslavie, il a obtenu une série de Prix, entre autres le Prix du Fonds Preseren et le Hayden Carruth Poetry Prize à l'université de Syracuse.

Traduit du slovène par Polona Tavcar

 

****

Enfin, pourquoi la tristesse, pourquoi la peur ? Nous ne connaissons par la profondeur des lacs finlandais, le froid de la taïga sibérienne et la carte du désert de Gobi. Nous ne connaissons même pas les formes de tes rêves ni celles des miens. C'est un fait. Mais toi, comme toujours : tu tends l'oreille dans la nuit tombante, tu allumes les allumettes, tu regardes devant toi, 1 ' homme, dont tu épèles le nom par cœur au milieu de la nuit, n'est pas encore passé, tu as faim, un vieillard dans le fauteuil se balance obstinément en avant et en arrière, en avant et en arrière, dans le coin de la chambre, les touches brillantes du saxophone posé silencieusement répètent ton visage doux, que tu caches devant toi et devant les autres, dans 1 ' entaille de la fenêtre les chevaux flottent presque au-dessus de la terre, quand ils rôdent, ne suivant pas les traces, à travers les destins des hommes, avec leurs queues de soie amincies. Et pour un instant quand le vieillard se penche sur le texte qu'il a parcouru déjà cent fois, tu vois les cavaliers qui filent à toute vitesse par les champs et à travers les forêts, la tête penchée et avec les cheveux noirs ondulant dans le vent, sur lesquels jouent les derniers reflets du soleil qui diminue à l'horizon, disparaît, il n'y est plus. Est-ce pour ça que le vers d'un poème de douze lignes t'échappe, d'un poème qui a tout dit sur l'univers, comment il était et comment il sera, est-ce pour ça que la pénombre aveugle ton regard pour que tu ne voies pas toutes les vies en même temps, comme l'homme dont tu épèles le nom par cœur au milieu de la nuit, ne peut pas les voir, debout quelque part en rase campagne, tout seul, dans le noir, sur la plaine ?

****

Chevaux moulés dans le marbre noir. Sur les places municipales que le souffle d'hiver balaie. Est-ce qu'ils se déchirent de leurs socles ? Non : c'est plutôt un garçon qui les attire avec une force inouïe et sans qu'il ait besoin de les persuader. Quand il s'est levé ce matin, il était tout étourdi et sérieux. Dans le rêve fond l'image infinie. Ses camarades veulent empêcher sa marche irrésistible. Son pas se dirige vers le nord. Par les champs et à travers le bosquet de bouleaux. Il ne fera pas la sieste tant qu'il ne sera pas arrivé au glacier. Pendant ce temps il vieillit imperceptiblement et mûrit comme le vin. Probablement il ne reviendra pas. Les chasseurs esquimaux le guident en toute sécurité à travers les vastes deltas et le détroit en furie. Il dort calmement dans leurs canots. A sa place tout le monde ferait comme lui. Il semble que c'est là sa maison. Ce n'est pas qu'il aurait effacé subitement tous les souvenirs. Mais seulement dans le scintillement de l'eau glacée, dans les cristaux et la surface froide sans fissures le jour devient assez amer pour lui. Un seul mouvement suffit : ce qui avant, lui avait semblé ferme et sensé disparaît immédiatement. Ce qui dure infailliblement, c'est la course indifférente des secondes. Pour cela, le garçon, qui maintenant dans les rêves d'autrui regarde tranquillement par-dessus les croupes noires des chevaux, sait ce que moi, je ne sais pas exprimer exactement. Aux autres ça prend toute une vie. Aujourd'hui, hier, demain : la même chose. Moi aussi je ferai, ce que je devais faire depuis longtemps.

****

La mollesse détrempée de la mousse s'enfonce sous nos pieds, quand nous marchons par les anses à moitié gelées et à travers les maigres plantations de bouleaux, voyageant en cercle irrégulier qui s'étend dans le noir, à travers les cerveaux et les corps engourdis des hommes et des animaux, pris dans la glace, et qui sont probablement là depuis l'an dernier, non : depuis toujours, le vide uniforme devant nous, sur les visages mal irrigués s'entassent les cristaux de glace, je t'entends chanter tout doucement comme si tu fuyais, la mélodie inconnue, je ne distingue pas les mots, ton souffle durcit sur le collier de fourrure, nous allons, les yeux grands ouverts à travers le silence et la lueur aquatique des étoiles, à travers les murmures fébriles des enfants dans les camps inconnus, décembre ou juin, il n'y a pas de différence, la cendre couvre le sol, aussi loin qu'on peut voir, la laine mouillée des chemises, nous pataugeons dans le brouillard qui suinte dans les poumons comme s'il venait d'au-delà des collines, derrière lesquelles je pressens des fleurs pas encore épanouies sous les paupières des femmes, qui rêvent des visages balafrés se transformant en granité, la neige dense nous ensevelit, le ciel couleur gris-acier, nous dormons debout, le lever et le coucher du soleil ne nous intéressent pas, sans fin, comme si ça n'avait jamais commencé, l'émail des dents s'effrite sous le froid, nous ne voulons pas nous séparer, à peine si j'avale ma salive, dis-moi le texte de la chanson, j'aimerais bien le chanter avec toi.

 

Dictionnaire du silence

1

Les choses sont vides. Il n'y a rien dedans. Comme si elles étaient le fruit
d'un projet manqué. Le paysage est dans l'eau, que
la végétation verdit. Les lignes d'horizon la couvrent
d'ombre. Elle est remplie avec du vide, que tout le monde craint.

Peut-être ce matin sent-il vraiment le thé au jasmin ? Mais cela
ne signifie rien. Tu peux continuer avec tes promenades jusqu'à
la côte, cela ne change rien. Tout ce que ton regard embrasse,
ce n'est plus une vision amère. Qui

fait penser aux images des événements que tu connais déjà. En aucun cas
tu ne veux trouver une place pour les choses. Qui durent plus de temps
que ton imagination, ton espoir, ton secret. Tu es entouré de choses. Ce
n'est pas aussi mal. Elles seules, sont sûres. Sont.


2

Impuissant comme une forteresse qui ne se noie jamais dans
l'horizon, et maintenant encore plus : comme par exemple l'eau
dans le lac, qui s'agite dans la soirée et ne déborde pas la côte.
Impuissant tu désires

la mort, tu attends, tu regardes, tu respires secrètement. Ou
quoi ? Sur le gué la forme attendue n'apparaît pas.
Même pas pour une seconde, peut-être moins. La vue et l'ouïe sont
de trop : sous la surface recueillie de l'eau il n'y a plus de profondeur.

Comme dans le souvenir du geste calme d'une femme enceinte,
une fois un matin dans ta rue. La force de gravitation suffit pour
que tu t'en aperçoives. Et les noms, les jours et les nuits, les vies
des générations étrangères. Tout est de trop.

3

Le temps est. Dis ce qui une fois a déjà été dit. Pour qu'il
n'y ait pas de malentendu. Commence où tu veux. Tu ne
souffriras pas plus qu'à présent. Dans l'envol d'un oiseau
de la surface de l'eau il y a

déjà la chute. Toi non plus, tu ne perdras rien. Autant que tu
as donné, autant il te reste. Je sais qu'en fuyant dans une
langue étrangères tu regrettes le silence qui t'effile le corps
parce que tu le connais de l'intérieur.

Parce que seul les gens meurent et pas leur mutisme.
Mais les vols des étourneaux qui retournent chez eux sont bruyants.
Tu devrais hausser le ton. Parle maintenant !
Raconte ! Tu es tellement muet et tu deviens le souffle de tous.

4

Assez de mots. Je préfère m'assoupir. Au-dessus de moi le vol
des oies sauvages, en moi la toux sèche et la braise. -
Un coup de vent tourne le coq du toit. A la fin
c'est moi qui reste. Il est vraiment temps que je devienne

l'acoustique du silence, le dialogue sans cesse dissimulé. Je ne serai
plus le cri de personne, cristallisé au cœur
de l'ambre. Les étoiles sont froides, les gens dans les appartements allument
des lumières. L'ultrason de la nuit envahit le monde. Que puis-je encore

attendre, que puis-encore donner ? J'ai retenu le rythme de la douleur
corporelle avec laquelle chaque jour commence l'univers. Je connais les
mensonges des images et des vieux écrits, j'aimerais être seul à nouveau.
Comme les pleurs du nourrisson quand sa mère le quitte.

5

Le frisson et le désespoir te saisissent : chaque chose dans ta
chambre et n'importe où ailleurs, chaque chose a son nom. Un
vertige remplit tes journées, immobile tu observes l'image
trouble de la télévision, les cours vides,

le dos des livres et des disques, les escaliers étroits : le ciel morose
répète ce désespoir sur la glace fine, tendue, bleue
sur une flaque d'eau. Les formes des nuages sans valeur,
si peu d'amour ! Avec tes lèvres, plus timidement que

tu ne le penses tu glisses à tâtons à travers l'immobilité des choses. Et le
battement du sang ne trouble pas le silence, toi seul, tu souffres encore. Comme
ta douleur, ne pas vouloir être ce que tu es : les choses qui durent
sans toi. Pour eux tu es déjà mort comme la rose meurtrie.

6

Distance trying to appear
Something more than obstinate
Elisabeth Bishop : Argument

La vibration difficilement visible de l'air, les champs de mimosa, le
parfum exceptionnel d'une racine, le brasier d'une lampe qu'elle
tient dans sa main levée : quel bruit entend-elle autour de sa tête à
moitié disparue dans la pénombre ?

Une sueur froide coule sur son front et afflue dans ses yeux
grands ouverts. Le liquide salé la brûle. Son regard s'assombrit. Le silence
s'accroît de plus en plus. Le feu des herbes sèches s'allume
sous ses pieds. Dans l'instant elle devra oublier les jours heureux.

Sur ses lèvres même toi tu ne distingueras pas l'empreinte sèche de la
douleur qui s'accumule en elle. La terre tourne encore, peut-être rien ne
s'est passé. La forêt se tait, tous les chemins sont encore devant elle. Elle
est debout silencieuse et écoute comment résonne le vide.


7

Le goudron humide. Et le calme, le cours éternel des minéraux à l'intérieur
de la montagne et dans la vallée. C'est un étranger pour toi, impassiblement silencieux
comme les lichens dans les forêts des pays lointains du nord. La
parole quotidienne d'une conversation qui dure éternellement. Et
contient quatre, cinq mots. Que seul un air d'amour

peut recouvrir. - Le cadran phosphorescent de la montre rayonne.
La date de ton impuissance. Tu pressentais depuis longtemps que pour elle
tu ne trouverais jamais la bonne traduction. - Si tu imaginais
la langue sans verbe, tu vivrais plus longtemps, peut-être. Et tu déposerais

tout le poids de la fuite du temps dans l'effleurement jamais prononcé. Pour cela
ton crâne bouillonnera et aussi autre chose. Le visage se pétrifiera.
Sur la rétine comme une tâche aveugle seul Moby Dick restera.