Jure Potokar (né en 1956)

A étudié les littératures slaves à l'université de Ljubljana. 11 est critique musical et traducteur à Ljubljana. Ses recueils de poèmes :
- Aitone(l980)
- Pokrajina se tu nagiba proti jugu (La contrée s'incline ici vers le sud, 1982)
- Ambienti zvocnih pokrajin (Les milieux ambiants des paysages sonores, 1986)
- Svtari v praznini (Les choses dans le vide, 1990)
Un choix de ses poèmes est paru aussi en traduction anglaise. Il a traduit une série de livres de l'anglais, entre autres les poètes américains Howard Nemerov et Le Roi Jones pour l'importante Anthologie de la poésie américaine du XX' siècle.

Traduit du slovène par Suzana Koncut

 

Attouchements

Il te reste le corps qui s'est transplanté dans la mémoire. Comme
la maison d'un nomade que les couches du sable couvrent avec une
persistance inaccessible. Amère, à peine visible encore, pourtant

tellement définitive. Tu compteras, par une insoutenable vigilance de
l'ouïe tu percevras peut-être quelquefois le cliquetis de la monnaie sur le
béton et la chute silencieuse de la neige dans une nuit de novembre.

Et tu seras seul dans cette indifférence du temps d'amères couleurs. Où il
n'y a aucune place pour l'ironie, seul entre les odeurs féroces d'antan,
seul et avec pour compagne la pensée de

cet attouchement qui ne sera plus jamais à toi.

 

Diérèse

Tu te tiens entre deux mondes qui doucement se détachent, ainsi
qu'il a été prédit. Tu tourneras tes yeux à gauche et à droite, vers
l'est et vers l'ouest, et sans rougir tu

franchiras le seuil qui les sépare. Peut-être que pour un moment -
et tu sais de lui qu'il te sera pardonné par les étoiles - avec cette
nostalgie, que la raison ne peut pas réfréner,

tu penseras au croisement qui ne peut pas se répéter. Ensuite tu
seras là où les règlements sont clairs : tu as perdu l'enfance et une partie de
l'âge viril. Tu as perdu l'aspiration fervente, la possibilité

d'accomplissement. Est encore tien le monologue du silence et de la solitude.

 

***

Ton regard, dans le miroir comme
des rayons froids te pénètre et trace
les voûtes de la solitude. Encore une fois tu méditeras

interminablement sur le fait que de ta vie
s'évaporent, disparaissent les choses aimées
qu'il faut selon l'incompréhensible logique militaire

s'avancer et « courageusement » regarder la mort en face.
La hache de pierre aborigène, la lance gracile
des savanes africaines et l'épée parfaite du samouraï t'attendent.

 

Borges

Lorsque tu es assis, derrière la table. Borges, qui est à bout de
volonté, toi ou bien le livre qui garde dans ses coutures les menaces
jaunissantes de l'histoire maudite ?

et lorsque tu découvres quelque chose qu'au fond, personne n'avait
jamais vraiment cherché, quand cette idée timide par les
membranes fait se répandre sur le papier

un éloquent mordant quant à une malveillance ancienne (une joie, un
geste généreux ou une pensée, seulement, sur l'existence infâme d'un
marginal poète), alors - dis-nous -

l'intolérance, où demeure-t-elle, en toi ou dans l'histoire ?

 

La poix

Si l'arrondi est un mérite,
aucune raison, alors, qu'existent les verticales,
les réfractions d'agate de nos rêves !

Il est temps alors qu'au feu de la fiction gerantas devienne les
mouvements souples d'un cheval qui fait la traversée de
l'histoire.

ou bien, car la réalité se joue de nous,
tout n'est qu'une illusion, voilà pourquoi nous exsudons
de l'inadaptation, avec son âpre odeur de poix,

dont notre volonté, seule, suscite le mouvement !

 

Langue

Elle nous absorbe, comme dans le coin obscur d'une boutique une mèche
de lampe absorbe une huile rance ; nous trompe ; rarement nous caresse.
Perçante comme le parfum des orchidées en fleur, par les cloisons elle se répand

jusqu'à nos cœurs et un peu au-delà encore, dans l'existence errante du
caméléon. Langue : une iode sur la plaie bourgeonnante de l'explosion, un
relief sculpté dans le parfum tremblant de la chaleur brumeuse des mois d'été,

et plus tenace, encore, plus fine et plus sournoise. Solitude des heures
pendant lesquelles le dénouement des nœuds en elle dilate les veines sur
nos fronts sillonnés ; sûreté trompeuse du labyrinthe inviolé.

La rouille nous ronge et attaque quand, au retour, tu suintes des lavoirs dans la fontaine.

 

Le puits

à Gregor Strnisa

Jour après jour, de toute éternité tu te tiens au bord,
tu fixes la profondeur et tu frémis lorsque le corps
se courbe et hésite. L'effroi que tisse le vide est à
peu près palpable, douceâtre et visqueux

comme la mélasse. Ici, tu es coupé de tout, le manque de foi
en la présence de vie là-haut sur les étoiles est émouvant
jusqu'à faire mal. Ce calme inattendu qui nous séduit en se
cachant derrière la surface

miroitante qu'une rame, qui serait plus ferme que
le doute, jamais ne fêle, n'ensanglante,
s'approche de plus en plus, pareil à des rayons de miel
avec lesquelles l'essaim d'abeilles embrasse les lignes d'horizon.

 

Le samouraï

1

L'air parfumé d'une soirée neigeuse, rude jusqu'à l'amertume !
cette manière dont le regard du samouraï se change en fente, dont
brille, au paroxysme même du coup, la forme d'acier

élancée - alors l'air fond et une giclée doucereuse de peur
éclabousse les yeux - raconte : début janvier, début de la calamité
! dehors, le continent fragile de la blancheur sans traces,

dedans, une indigence d'un blanc encore plus scintillant, couronnes de
fleurs de givre, dont le vocabulaire, avec ses angles, ne peut venir à bout.
Comme une pierre précieuse, l'œil immobile réfracte le spectre lumineux

quand de la pointe du sabre dégringole une larme givrée.

2

Ainsi nu et seul, dans l'entrelacs de l'écorce craquante de la calamité ! de
la pensée qui n'enflamme pas, du désir qui rebondit en lui-même et de la
grâce qui, à elle-même, n'accorde aucun répit.

Une main, nouée de convulsions, qui se cramponne à la poignée du fil
destiné à la scission du monde, à la démarcation nette entre les pronoms,
entre cela qui est connu et perpétuellement dissipe les

chuchotements en un murmure mélodique sans même la moindre
signification, et entre cela qui reste à jamais imprononçable, gommé des
pages de la mémoire, comme sous un système de lentilles

une photo est délibérément brûlée par une main légère.

3

Le samouraï se meurt doucement, comme la splendeur de la soirée ! tel
un relief, il est accroché à la voûte obscure de la mémoire, tout blanc et
seul, avec le goût d'un pèlerinage à travers la gangue

couvrant l'émail du sabre. Son monde est un monde d'énigme, le
monde du piège qu'il s'est tendu à lui-même. Pour lui il n'y a nulle
part de sein, nulle part de lèvres ; après lui reste la calamité,

devant lui, dans un hurlement immense, s'éparpillent des rêves fous. Le
samouraï est une fumée au-dessus du lieu de l'incendie, le cri perçant de
la vipère fusant dans un espace où le cours du temps est arrêté.

O samouraï, tout blanc et seul, et toujours de nouveau de gloire enivré !